Kîv-5

Si la neige signalait à tous que l’hiver s’installait, et faisait frissonner ceux qui craignaient ne pas avoir assez de bois pour se chauffer tout au long des trois ou quatre mois à venir, elle faisait soupirer d’aise bien des gardes, qu’ils fussent des vétérans au service de la ville ou les nouvelles recrues encore à l’entraînement. Le tapis blanc qui couvrait la plaine autour de Kîv était une défense supplémentaire, car les You-Has qui s’approchaient parfois étaient repérés bien avant de constituer un danger. En plein jour c’était très aisé. Durant la nuit, si la lune brillait, les points noirs qui allaient devenir des cavaliers en s’approchant ressortaient nettement du décor d’argent.

Vellès ou Tennen conduisaient encore des patrouilles à l’extérieur, sans se risquer longtemps en dehors de la vue des veilleurs qui se tenaient sur les murs et au sommet de la grande tour de la caserne. Ces patrouilles se constituaient de plus en plus souvent de quelques hommes entraînés seulement et d’une majorité de novices. Des novices qui l’étaient de moins en moins. C’était surtout pour leur entraînement que les patrouilles continuaient. En même temps, il fallait aussi s’assurer que les You-Has ne se concentraient pas en un point particulier, prêts à se lancer à l’assaut de la ville.

— Des traces… Six ou sept cavaliers, s’écria un homme sur la gauche de Vellès.

Il obliqua dans cette direction. C’était un autre avantage de la neige : le moindre novice pouvait découvrir des traces, et en profiter pour apprendre à les lire.

— De quand datent-elles ? demanda le centurion.

L’homme se pencha sur l’encolure de son cheval, puis se redressa :

— Hier, peut-être…

— Apprends donc à lire ce que tu as sous les yeux, grogna Vellès. Ces traces sont parfaitement nettes, et une neige très fine est tombée un peu avant l’aube. Pas assez pour les recouvrir, mais suffisamment pour noyer les détails. Ce qui n’est pas le cas ici.

L’homme, un métis d’esclave oriental, regarda à nouveau.

— Alors, ils sont passés il n’y a pas longtemps. Ils sont peut-être tout près…

Il releva le bras portant son bouclier et posa l’autre main sur la poignée de son sabre, scrutant les environs d’un air nerveux.

— Lis mieux !

Comme l’homme le fixait d’un regard incompréhensif, Vellès pointa sur sa gauche.

— Le crottin !

— Oui, le crottin…

— Il ne fume plus. Cela fait au moins une demi-heure qu’ils sont passés par ici. Et peut-être deux heures.

— Ahhh…

Le centurion éperonna son cheval et se remit en route vers un bosquet qu’il voulait inspecter. Les vingt hommes qui l’accompagnaient le suivirent en file, les chevaux profitant de la trace qu’il créait dans la neige épaisse déjà d’un bon pied.

*

Nibover avait inspecté les quais, malgré la neige qui tombait mollement. L’incendie y avait causé quelques dégâts et plus d’un armateur ou d’un commerçant l’avait interpellé pour lui faire constater qu’il faudrait remplacer telle ou telle passerelle, ou que la coque de son navire avait été roussie par les flammes.

« Mon scribe en prend note », disait-il chaque fois. Et, de fait, son secrétaire, un petit homme rond au nez pointu, sortait sa plume, la trempait dans un encrier qu’il serrait sous son bras à l’intérieur de sa tunique pour que l’encre ne gèle pas, et prenait consciencieusement note du nom du sinistré et de la nature des dommages.

Mais cela ne satisfaisait pas toujours les plaignants, qui s’accrochaient aux basques du prévôt, formant peu à peu un cortège dont les membres s’encourageaient mutuellement à exagérer les dommages subis.

Tout à coup, Nibover explosa.

— Steper, approche ! rugit-il à l’attention du secrétaire.

Celui-ci se mit à trembler et parut devenir plus petit encore, comme s’il se tassait pour échapper à la tempête. Ce n’était pourtant pas lui qui était visé.

— Tu as noté les noms de tous ces citoyens ?

— Oui, Maître Nibover. Comme vous me l’aviez ordonné.

— Tu n’en as oublié aucun ?

Tremblant, Steper consulta frénétiquement ses notes, tout en parcourant le petit groupe du regard pour vérifier si chaque visage correspondait à un nom.

— Ils y sont tous, Maître, dit-il au bout de quelques instants.

— C’est parfait. Je cherchais des volontaires pour se relayer nuit et jour au bout de la jetée, j’ai maintenant une liste complète !

— Mais… tenta l’un des marchands.

— Steper, enregistre un volontaire pour une plongée par jour afin de vérifier l’état des pilotis, fit sèchement Nibover sans même chercher à savoir qui avait parlé.

*

— Il y aura du travail pour les charpentiers au printemps. Ou plus tard, après la décrue. Mais ce n’est pas trop grave : la moitié des poutres ou des planches abîmées par le feu auraient de toute manière dû être remplacées pour vétusté. Quant aux navires, je crains plus pour le calfatage qui s’est probablement laissé aller à cause de la chaleur que pour les coques elles-mêmes.

Djamol l’écoutait tout en regardant deux autres joueurs. Il allait affronter l’un deux un peu plus tard, et même si ce n’était pas un nouvel adversaire – il connaissait tous les joueurs d’un bon niveau – il était souhaitable, comme toujours, de se rafraîchir la mémoire sur son style de jeu.

— Nous nous en occuperons donc au printemps, si nous vivons toujours à ce moment-là.

Nibover allait rétorquer par quelque phrase bien sentie à ce qu’il percevait plus comme de la lassitude qu’une expression de défaitisme chez le Très Sage, quand la porte de la Maison Bleue s’ouvrit à toute volée.

— Maîtres, on m’a mandé de vous chercher. Le centurion Vellès voudrait vous voir aussi vite que possible au sommet de la tour.

 

Il était près de midi et le soleil se trouvait encore un peu derrière eux vers le sud, éclairant parfaitement la rive occidentale.

Deux chariots sans chevaux patrouillaient le long de la rive, comme ils le faisaient depuis une dizaine de jours, semblant plus respecter un rite immuable que poursuivre une véritable mission. Il y avait aussi deux petites colonnes qui revenaient vers le village où l’ennemi semblait avoir établi son quartier général.

— Que se passe-t-il ?

— Le dizenier Dekarr observe l’autre rive tous les jours, de l’aube à midi. Ce matin, une neige fine tombait, et la vue ne portait pas plus loin que le milieu du fleuve, mais elle s’est interrompue il y a quelques minutes.

— Et tu as vu quelque chose d’anormal ? fit Djamol en s’adressant directement au dizenier.

— Oui. À force d’observer l’autre rive, on découvre des choses qu’on ne voit pas directement.

— Des visions ? Tu nous as fait monter ici pour des visions, s’exclama Nibover qui avait encore le souffle court d’avoir dû escalader plus de cent cinquante marches.

— Laisse-le donc parler, fit Djamol d’un ton impatient.

— Pas des visions. Je veux dire que sans connaître exactement l’emplacement de tous les campements des You-Has, qui sont dissimulés par les arbres, ou par un repli de terrain, j’ai découvert où ils se trouvaient, grâce aux fumées, ou simplement au tremblement de l’air chaud au-dessus d’eux.

Il déplia une carte de l’autre rive, sur laquelle il avait reporté une trentaine de points, la plupart à moins de trois cents pas de la rive.

Djamol hocha la tête.

— Excellent. C’est une méthode qui demande du temps et de la patience, mais qui est aussi sûre que des patrouilles.

Il indiqua du doigt d’autres points semblables, mais sur la rive orientale.

— Et qu’est-ce qui t’a amené à nous appeler ici ce matin ?

— Les feux ne brûlent plus. Déjà hier ils m’avaient semblé moins nombreux et j’ai eu du mal à retrouver tous mes repères. Mais ce matin, je sais que les campements ne sont plus là où ils étaient depuis l’arrivée des You-Has sur l’autre rive. Ou alors, ils sont déserts.

— Tu es certain de ce que tu dis ?

— Certain de ce que j’ai observé. Maintenant… Les peuples ont parfois des rites religieux qui peuvent sembler bizarres. J’ai beaucoup voyagé avant d’entrer dans la Garde de Kîv. J’ai vu bien des choses étranges. Il y a des tribus où les hommes s’infligent des souffrances terribles pour que les dieux leur pardonnent quelque péché oublié. D’autres où en pleine abondance on se prive de nourriture durant plusieurs jours d’affilée, toujours dans le même but. Je ne connais pas les You-Has… Leurs dieux exigent peut-être qu’ils passent plusieurs jours sans feu au début de l’hiver…

Djamol avait déjà entendu parler de ces pratiques étranges et l’explication était plausible. Toutefois…

Il traversa la tour pour aller jeter un coup d’œil vers la plaine autour de Kîv.

— Toi qui connais bien les lieux, Dekarr, peux-tu me dire si les You-Has de cette rive pratiquent la même religion que leurs frères d’en face ?

Il ne fallut que quelques secondes au dizenier pour scruter l’immensité blanche, percée des quelques taches noires des bosquets.

— Non, ils ne pratiquent pas la même religion. Leurs feux brûlent avec la même vigueur qu’hier.

Il se pencha sur sa carte, son index sautant d’un point à l’autre, revenant parfois en arrière.

— Avec plus de vigueur, même. Il y a au moins deux campements de plus.

Il prit un stylet de plomb et marqua deux nouveaux emplacements.

Djamol, Nibover et Vellès se regardèrent un instant en silence.

— Ils sont donc tous passés sur cette rive… ou ils sont occupés à franchir le fleuve bien au-delà de nos patrouilles de surveillance, fit Vellès.

Personne ne le contredit.

Kîv se trouvait maintenant complètement encerclée.

Quelques-uns des gardes qui occupaient le sommet de la tour regardèrent avec inquiétude le paysage blanc et pur, comme s’ils s’attendaient à chaque instant à voir des milliers de cavaliers souiller la neige de leur présence. C’était une chose d’avoir parlé de la possibilité, c’en était une autre de découvrir qu’elle s’était réalisée.

— Bah ! fit Nibover. Nous sommes prêts. Les greniers sont pleins de blé, les saloirs regorgent de viande ou de poisson, des fruits et des légumes sèchent dans les caves ou attendent dans leurs bocaux. Il y a du bois pour les foyers, de l’huile pour les lampes, et le fleuve nous est ouvert pour commercer avec les cités du sud.

— Nous avons besoin des navires pour veiller sur le fleuve, hasarda Vellès.

— Quelques navires seulement. Ce qu’ils devaient empêcher s’est déjà produit. Maintenant, nos matelots vont pouvoir prendre du repos, ou naviguer de manière plus profitable.

— Sauf si la glace prend le fleuve, fit Djamol.

— Oui, sauf si la glace prend le fleuve.

Ils se regardèrent sans échanger un mot de plus : ils venaient de découvrir une nouvelle menace.

Fin de DJAMOL DE KIV

Sixième volume du cycle de Yorg